Voilà maintenant plus de 27 ans que mon métier de psychologue me place dans la position d’observatrice privilégiée des évolutions/révolutions qui se sont produites dans les attitudes et comportements des adultes, des jeunes et des enfants de notre pays. Pour parler de quelques-uns de ces changements majeurs, aux conséquences parfois dévastatrices, certains n’hésitent pas à stigmatiser la forme d’abdication/résignation qui semble caractériser les rapports parents/enfants, ce que d’aucuns désignent trop hâtivement sous le vocable « démission parentale ». Est-ce bien de démission qu’il s’agit ou de prise de pouvoir?
De cette place, je constate que les clivages transgénérationnels n’ont jamais été aussi marqués, les conflits aussi aigus, les mondes aussi radicalement séparés, ni la communication aussi difficile. Cachés derrière des réflexions relativement anodines (« Les jeunes maintenant, ils n’en font qu’à leur tête… Ils n’ont plus aucun respect pour leurs aînés… Il n’y a que les amis qui comptent… Il a toujours un téléphone à la main, on ne peut pas lui parler…»), mais chargées de sous-entendus où se devinent parfois l’ampleur des désaccords et des souffrances qu’ils engendrent, les adultes, lorsqu’ils sont en public, ne parlent en fait que de leur difficulté à interagir ou à entrer en relation avec leurs enfants/adolescents et, lorsqu’ils viennent en consultation, de leur sentiment d’impuissance.
Le consensus semble être si général qu’on peut admettre comme un fait que les parents d’aujourd’hui ont bien du mal à placer une parole qui fasse sens et à s’affirmer dans ce qui fait leur raison d’être, c’est-à-dire protéger, éduquer et guider leurs enfants sur leur chemin de vie. Cependant, au cours de ces dernières décennies, certains courants de pensée et des théories bien pensantes et fort bien ficelées les ont obligés à sérieusement revisiter, voire, remettre en question, ce qu’ils croyaient savoir quant à leur rôle. C’est ainsi qu’un concept tel que celui de la frustration, combien nécessaire pour la structuration de la personnalité, a été mis au rancart, remplacé par celui de l’enfant-roi, c’est-à-dire un enfant qui ne peut être ni contrarié ni frustré sous peine pour les parents d’être cloués au pilori de la nouvelle vague, d’être accusés d’autoritarisme (oh! le vilain mot) ou pire de gêner son plein épanouissement et/ou d’attenter gravement à son estime de lui-même.
Tiraillés, ébranlés dans leurs convictions, pris en étau entre approches éducationnelles nouvelles et conceptions anciennes et, forcément, en flagrant délit d’inconsistance, comment dès lors être certains que les valeurs et principes que nous souhaiterions transmettre à nos enfants soient les bons? Comment dans de telles conditions se sentir suffisamment compétents pour résister aux assauts sociétaux, en particulier lorsque les institutions de la société en question sont faibles, voire inexistantes?
Et voilà le terrain préparé pour le « coup de grâce » porté aux parents par l’entrée en scène simultanée d’Internet et de ses multiples applications.
Portés et soutenus par les avancées technologiques en lien avec Internet (smartphones, tablettes numériques. Facebook et les réseaux sociaux), les jeunes sont depuis environ 15 ans aux commandes et dictent leurs lois, chez nous comme ailleurs. Équipés de plus en plus tôt de ces outils « libérateurs », souvent mal maîtrisés par leurs éducateurs, ils sont désormais connectés au monde, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. À des âges de plus en plus précoces comparativement aux générations antérieures, ils échappent, chaque jour davantage, à l’influence des adultes environnants et se construisent, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, un univers où les amis sont les nouveaux et, souvent, les seuls référents. Ainsi, le rôle de conseillers privilégiés qu’avaient les parents est systématiquement battu en brèche par les nouvelles formes de communication sociale à large spectre. On en arrive maintenant à un point où certains jeunes sont clairement en rupture de communication avec leurs proches, la tête et les mains en permanence occupées à des échanges virtuels avec leurs réseaux d’amis, court-circuitant ainsi le monde des adultes. À l’intérieur de cet espace inaccessible ou tout simplement interdit au parent, pas moyen d’influer ou de faire passer ses opinions, ses idées, ni même parfois ses valeurs.
Dans ce nouvel univers – comportant ses expressions et coutumes propres – peuplé de « snapchat » et de « selfies », les adultes font figure de dinosaures surannés dont la parole a bien du mal à se faire entendre ou est carrément remplacée par celle de Google, nouveau maître à penser des nouvelles générations. Si autrefois, les parents servaient de courroie de transmission du savoir, aujourd’hui, aucun doute que ce rôle n’est plus.
Penser ou dire que les parents sont démissionnaires, ce serait ignorer le fait le plus significatif de ce début de siècle : la mise à la portée de tous de l’Internet et de la pratique du Big Data. Cette mise à disposition, pour bonne qu’elle puisse être par ailleurs, a favorisé, voire suscité, par touches successives, le démantèlement de l’autorité parentale telle qu’elle avait pu s’exercer par le passé. Les parents d’aujourd’hui, loin d’être démissionnaires, sont tout simplement désarmés, désemparés, voire angoissés, par la vitesse des changements qui se sont produits dans un laps de temps relativement court et par la survenue de tant de nouveaux modes de fonctionnement qui, eux aussi, se sont si rapidement généralisés dans ce monde dominé par le numérique.
Face à certaines avancées technologiques particulièrement sidérantes, force est de convenir que ce ne sont pas seulement les parents qui expérimentent des difficultés d’adaptation mais également toutes les structures de la société, lesquelles sont ébranlées dans leurs fondements. C’est le cas lorsqu’on apprend que des faits qui, jusqu’à présent étaient connus pour être éminemment humains, sont maintenant traités par des logiciels dits « intelligents ». Pour ne citer que ceux-là, les logiciels Watson et Celia à qui les ingénieurs d’IBM ont fait ingurgiter d’énormes masses de connaissances scientifiques et médicales sont déjà en train, dans certains hôpitaux américains, d’être expérimentés pour poser des diagnostics différentiels.
Dans ce monde en pleine mutation, un monde où les maladies mentales touchent déjà 1 personne sur 3 au cours de sa vie et pour lequel l’OMS prévoit, qu’à l’horizon 2020, ces maladies seront la première cause mondiale de handicap, il ne fait aucun doute que le maintien de la santé mentale dans la population est un enjeu majeur de santé publique. Comme il est encore admis que de bonnes relations affectives parents/enfants contribuent grandement à l’équilibre psychologique des êtres humains, alors au nom de cette qualité de parents/éducateurs, il nous faudra maintenir à tout prix les liens avec nos enfants tout en les accompagnant du mieux que nous puissions, même quand cela nécessiterait une redéfinition de nos rôles parentaux, même quand l’envie nous prenait de désister ou de jeter l’éponge.
Gladys R. Taverne
Docteur en psychologie
Membre de l’Association Haïtienne de Psychologie (AHPsy)
Le Nouvelliste