Je voudrais, avant tout, m’excuser de ne pas être présent à vos cotés à ce séminaire international. Je regrette de ne pas pouvoir échanger directement avec vous sur la situation de la santé mentale en Haïti après le 12 janvier 2010. J’espère toutefois, que les propos qu’on lira en mon nom, vous permettront d’avoir une bonne idée de l’état des soins psychologiques et psychiatriques dans mon pays depuis le catastrophique séisme du début de l’année passée.
Cette petite présentation aura une double perspective : très descriptive dans le souci de pouvoir établir un état des lieux de la réalité de la santé mentale en Haïti, et prospective dans l’ambition de relever certains paramètres qui pourraient faire évoluer dans le bon sens l’offre de soins psychosociaux à la population haïtienne pour les prochaines années.
Une centaine (100) de psychologues, un peu moins d’une cinquantaine (50) de travailleurs sociaux et une trentaine (30) d’infirmières et à peine une vingtaine de psychiatres ; voila en très peu de chiffres et de mots le monde des professionnels qui s’occupent de la santé mentale des haïtiennes et des haïtiens. Pour plus de huit (8) millions d’habitants, nous avons le taux le plus faible d’encadrement psychosocial de la zone Caraïbe et Amérique Latine, et l’un des plus faibles du monde. La République Dominicaine limitrophe compte plus de deux mille professionnels en santé mentale; l’ile voisine de Porto Rico compte pas moins de 5,000 psychologues et psychiatres pour moins de 4 millions d’habitants.
Haïti a hérité de l’occupation américaine dans la première moitié du vingtième siècle son plus grand centre psychiatrique public avec 120 lits, « l’Hôpital Beudet », logé dans un ancien camp militaire désaffecté dans les environs de Port au Prince à Croix-des-Bouquets. Son autre centre de soins psychiatriques et psychologiques, « Centre Mars et Kline », de capacité de seulement une vingtaine de lits, est une clinique externe attachée à l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti au cœur de la capitale haïtienne. Le centre psychiatrique Mars et Kline a été cédée à l’Etat Haïtien en 1954 par une entreprise pharmaceutique en compensation pour des expérimentations menées pendant plusieurs années sous la supervision d’un psychiatre américain Stephen Kline en collaboration avec son collègue haïtien Louis Mars.
Trois (3) autres centres privés d’une centaine de lits en tout et, des unités psychologiques dans deux (2) hôpitaux privés offrent des services psychologiques et psychiatriques aux couches aisées de la population haïtienne.
Dans les autres régions du pays, quatre (4) unités de soins psychologiques existent dans les hôpitaux publics des Cayes au Sud, des Gonaïves dans l’Artibonite, du Cap-Haïtien au Nord et à Jérémie dans le Sud Ouest du pays. Notons que ces unités de soins sont à leur plus simple expression avec un ou deux psychologues juniors accompagnés de deux ou de trois infirmières.
Au lendemain du tremblement de terre, un Centre Psycho trauma a été mis en place en février 2010 par une ONG (URAMEL) et, un centre d’interventions et de recherches psychosociologiques (CRIPS) attaché à la Faculté des Sciences Humaines établi en mars 2010, sont les deux seuls espaces crées afin de mettre à la disposition des trop nombreuses personnes traumatisées les services de psychologues, psychiatres et autres travailleurs sociaux. Soulignons que la flottille d’Organisation non Gouvernementales (ONG) et d’Organisations Internationales (OI) rentrées au pays après le 12 janvier avaient assuré parmi les soins d’urgence, les « premiers soins psychologiques » aux personnes blessées, amputées ou en état de choc postraumatique. Mais entre les trois (3) premiers mois jusqu’au sixième mois après le séisme, ces soins ont presque complètement disparus. Dans ce cadre-là, de nombreux psychiatres et psychologues étrangers (d’Israël, des Etats Unis d’Amérique, du Canada, de la France, d’Allemagne, d’Espagne, de la Belgique, etc.) sont passés en mission courte de 1 à 3 mois pour le compte de ces ONG ou OI dans les « Services d’Appuis Psychosociaux » qu’elles organisaient à l’emporte pièces. Plus de 300 étudiants finissants en Travail Social et en Psychologie ont été engagés pour offrir ces dits services psychologiques. Dans les meilleurs cas, un certain encadrement et supervision de ces étudiants avait été envisagé et mis en place, et de préférence par des psychologues et psychiatres étrangers. Parce que, nous a-t-on rapporté après, ces OI ne savaient pas qu’il y avait en Haïti psychologues et psychiatres ; le « New York Times » n’avait-il pas déclaré dans un article en février 2010 que « le pays ne disposait que de cinq (5) psychologues en tout et pour tout ».
Très peu de contact ont été établis entre ces professionnels en santé mentale venus d’ailleurs et les nationaux œuvrant en Haïti. Les quelques rares organisations internationales qui ont cherché à travailler avec les professionnels haïtiens : Médecins du Monde (MDM), Médecins sans Frontières (MSF), Black Psychologists Association (ABPsi), Organisation Internationale de la Migration (OIM), Douleurs Sans Frontières (DSF) pour ne citer que celles qui ont maintenu dans le temps ces contacts, ont eu plusieurs démarches structurantes et durables avec nous.
A travers ces quelques collaborations, nous avons pu organiser et participer à de multiples séances de formation et d’échanges avec les psychiatres, psychologues et travailleurs sociaux haïtiens et étrangers sur différentes thématiques et questions telles par exemple :
- La prise en charge des Psychotraumas,
- La Thérapie Cognitivo-Comportementale (TCC),
- La Thérapie Interculturelle,
- L’EMDR (Eye Movement Desentization Reprocessing),
- Le Décodage Biologique des maladies (Body & Mind),
- Les Techniques Psychocorporelles,
- La prise en charge des amputés (Membre fantôme),
- Le deuil
- la résilience,
- etc.
On est peut être sur le point de mettre en place cette «clinique de la mondialité» que Daniel Dérivois affectionne particulièrement et a expérimenté dans certaines conditions en France. En situation d’interventions humanitaires, les institutions qui sont restées et ont opté pour le long terme peuvent permettre aux professionnels de la santé mentale (nationaux et étrangers venus des 4 coins du monde) d’assurer une clinique garantissant aux personnes en souffrance un appui psychosocial susceptible de les aider dans leur être et dans leur corps.
Il faut également souligner que dans les premiers mois après le séisme, des appuis psychosociaux ont été organisés par de nombreuses institutions pour les employés, fonctionnaires ou membres. Plusieurs institutions internationales telles les ambassades, les multinationales, et les organismes de coopération bilatérale ou multilatérale ont payé pour leurs employés des séances de prise en charge psychologique en petit groupe ou en individuel. Les banques commerciales, certaines entreprises, les maisons de commerce qui avaient de nombreux locaux détruits et des dizaines d’employés tués ou blessés ont elles aussi organisé avec l’aide de psychologues et psychiatres haïtiens des espaces de prise en charge de leurs traumatismes. Certaines missions catholiques et évangéliques avaient eu elles aussi à cœur et trouvé les moyens pour mettre en place des dynamiques de soulagement et de réparation de l’état mental de leurs fidèles et membres.
Par un grand élan de générosité, plusieurs institutions dont des OI, des ONG et des Universités (en particulier la Faculté des Sciences Humaines ou je travaille) ont organisé sur quatre (4) mois des services d’appui psychosocial pour les personnes abrités dans les camps de fortune à travers la ville de Port au Prince, de Léogane, de Delmas, de Pétion Ville, etc. Nos étudiants mémorands et finissants étaient à pied d’œuvre dans les nombreux camps afin de venir en aide et de pouvoir soulager la douleur des enfants, jeunes et adultes traumatisés et réfugiés.
Dans le même temps, les psychologues travaillant en cabinet privé (une trentaine environ) et certains psychiatres recevaient de nombreux cas de Troubles du Stress Post Traumatique (PTSD) et différentes autres pathologies en rapport avec les chocs psychologiques du tremblement de terre. Ceux-la qui le pouvaient, organisaient aussi des groupes de parole et autres techniques de psychothérapie de groupe, afin de pouvoir augmenter la quantité de personnes ayant accès à ces soins.
Maintenant que nous sommes à plus d’un an depuis cette catastrophe qui a causé tant de traumatismes, de chocs psychologiques, de dommages et de pertes à des centaines de milliers d’haïtiens : Plus de 227,000 personnes ont été enterrées dans des fosses communes laissant des millions de parents et de proches presque dans l’impossibilité de faire le deuil ; nous avons un peu plus de 40,000 amputés qui exigeront dans les prochains mois et années des soins appropriés à leur nouvelle situation; plus d’un million de personnes sont sans domicile et le resteront pendant longtemps encore ; la question de la santé mentale devient une priorité nationale à coté de toutes les autres pour les prochaines 10 à 20 années à venir. L’Etat haïtien, la société civile haïtienne, les organismes de coopération et de solidarité avec Haïti, les pays amis et la communauté internationale en général devront tout faire afin de mettre en place un véritable Plan National de Santé Mentale :
- Avec des dispositifs et des moyens importants au niveau des structures centrales et départementales de la santé publique du pays ; des objectifs, mécanismes, stratégies et actions devront être définis et menés dans un court (2 à 3 ans), moyen (3 à 5 ans) et long terme (5 à 10 ans).
- Avec une politique affirmée et concrète de formation massive de personnels en santé mentale. Nous devons tout mettre en œuvre pour que nos trois (3) facultés publiques de formation de psychiatres, de psychologues, de travailleurs sociaux et d’infirmières puissent multiplier le nombre de ces professionnels par deux (2), par trois (3) ou même par quatre (4). En même temps, nous devons renforcer la performance de nos professionnels par des sessions de formation pertinentes et appropriées aux nouvelles psychopathologies courantes du pays.
- Avec un défi majeur pour la décentralisation et la déconcentration des services et des soins psychiatriques et psychologiques à travers tout le territoire du pays dans les dix (10) départements géographiques.
- Avec des centres multidisciplinaires de soins spécialisés en psychotrauma capables de pouvoir répondre aux nombreux cas de PTSD qui commencent déjà à devenir courants dans le pays ;
- Avec la possibilité que des études et recherches puissent être menées afin de nous éclairer et de nous guider dans les interventions et pratiques de prise en charge de la population haïtienne. La recherche conjointe de l’Université de Lyon et de l’Université d’Etat d’Haïti sur la résilience et les mécanismes créateurs financée par l’Agence Nationale de la Recherche de la France sur les quatre (4) prochaines années est un bon exemple en ce sens.
La mobilisation des psychologues haïtiens depuis le séisme du 12 janvier constitue dans un autre cadre, un élément structurant allant dans la bonne direction pour une politique nationale de santé mentale en Haïti.
Pas moins de sept (7) réunions avec en moyenne une trentaine de psychologues présents ont été nécessaires de mars à décembre 2010 (13 mars, 26 avril, 15 mai, 5 juin, 7 aout, 23 octobre, 4 décembre) pour la structuration et la mise en place de l’Association Haïtienne de Psychologie (AHPsy). La définition et l’élaboration de certains cadres réglementaires (Statuts et Règlements Internes) et de notre code déontologique ont exigé d’intenses échanges et discussions avant le vote définitif de ces documents fondateurs le 8 janvier dernier. Avec beaucoup d’enthousiasme (plus de soixante personnes inscrites) et dans un environnement haïtien hostile aux bonnes élections, le processus de mise en place du premier comité directeur s’est étalé sur trois (3) longs mois afin de garantir la légitimité et le leadership des sept (7) membres du comité directeur et des trois (3) membres de la commission d’Ethique. Un comité d’organisation des congrès de neuf (9) membres a également été approuvé et mis en état de travailler par l’Assemblée Générale de l’AHPsy, qui a réuni presque quarante-huit (48) psychologues au début de ce mois.
Cette association qui souhaite participer aux cotés des autres partenaires et de l’état haïtien à la définition du Plan National de Santé Mentale en Haïti, veut être un des principaux protagonistes de cette politique et de sa mise en application dans les prochaines années.
L’AHPsy prend les devants en annonçant pour la fin du mois de juin 2011 l’organisation de son premier congrès sur le Thème rassembleur de : «La Santé Mentale en Haïti après le 12 janvier 2010 : Traumatismes, Approches et Traitements ».
Ce premier congrès de l’AHPsy ambitionne de constituer une véritable plateforme de discussion et d’échanges entre tous les professionnels de la santé mentale d’Haïti ou intéressés à Haïti. Des psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux, infirmières, guérisseurs, moniteurs, éducateurs ; des haïtiens de l’intérieur et de l’extérieur, des étrangers intéressés à la cause haïtienne seront conviés à partager leurs compréhensions, approches, diagnostics et traitements face aux psychotraumas et autres pathologies liées aux catastrophes naturelles.
Cet espace d’information et de communication à prétention scientifique devra permettre aux uns et aux autres : responsables, professionnels, opérateurs, intervenants et partenaires de se faire une meilleure compréhension de la réalité socioculturelle, psychologique et psychopathologique de certaines couches de la population haïtienne.
Ainsi, ils pourront être aidés et facilités dans les décisions et démarches de soins et de prise en charge pour une société haïtienne plus équilibrée.
Les objectifs poursuivis par ce congrès sont principalement de :
- Réunir les différents professionnels de la santé mentale (Psychologues, Psychiatres, Travailleurs Sociaux, Infirmières, Guérisseurs, etc.) pour échanges et discussions ;
- Constituer une véritable plateforme de discussion pour la santé mentale en Haïti par la mise en place d’un réseau de professionnels et d’institutions concernés ;
- Mettre à la disposition de la société haïtienne des informations et communications scientifiques sur les psychotraumas liés aux catastrophes naturelles.
A seulement dix (10) jours de l’annonce de notre congrès, nous avons reçu un accueil enthousiaste de toute la communauté des professionnels et académiques en santé mentale d’Haïti et de l’étranger. Tous les membres du comité scientifique proposé, dont notre collègue Daniel Dérivois, ont déjà consenti l’effort de nous aider à garantir la qualité des débats à prétention scientifique. Les six (6) conférences programmées en ouverture et en clôture de notre congrès sont déjà négociées et conclues avec d’éminents psychologues, psychiatres et psychanalystes haïtiens et étrangers. Nous avons déjà reçu, sans que l’appel à contribution soit encore diffusé, une dizaine de propositions de communications les unes plus intéressantes que les autres.
Nous espérons pouvoir réunir des psychologues, psychiatres de tous horizons et de toutes obédiences théoriques, cliniques et pratiques afin d’avoir à ce congrès de bonnes occasions d’échanges et de discussions intéressantes et fructueuses.
C’est l’occasion pour moi d’inviter ceux qui parmi vous voudront et pourront se rendre à Port-au-Prince avec Daniel du 30 juin au 2 juillet prochains à venir participer à la mobilisation des psychologues pour une meilleure santé mentale des Haïtiennes et des Haïtiens.
Je voudrais terminer et vous remercier en reportant les échanges et discussions que nous aurions pu avoir aujourd’hui à une autre occasion qui ne tardera pas à venir.
Merci de votre attention.
Professeur Ronald Jean Jacques
Faculté des Sciences Humaines, Université d’Etat d’Haiti