Par Ronald Jean-Jacques
À côté des travaux de reconstruction physique de l’espace haïtien après la catastrophe du 12 janvier 2010, nous devons nous atteler à la reconstruction d’un nouvel être haïtien capable et digne d’habiter ce pays. Une parasismique de la psyché haïtienne est proposée comme un modèle ethnoculturel, intégratif et adaptatif de la réalité plurielle et diverse de la femme haïtienne et de l’homme haïtien.
Depuis le 12 janvier 2010 suite au séisme catastrophique, la société haïtienne, tant dans ses organes étatiques que dans les mouvances de la société civile, n’arrête pas de s’interroger sur la reconstruction d’Haïti. Une grande responsabilité avait été vite établie sur l’anarchie régnante dans les constructions des bâtiments en Haïti qui a causé un nombre trop élevé de morts et de blessés sous des décombres de maisons et d’édifices tant privés que publics. Nous avons tous compris qu’il fallait construire autrement et reconstruire le pays suivant des normes et des standards parasismiques et anticycloniques. De multiples plans de reconstruction ont déjà vu le jour, certains organismes associatifs et de nombreux citoyens revendiquent leur participation ou même leur implication dans les discussions et négociations sur le dessin de la nouvelle Haïti. S’est-on assez interrogé sur la reconstruction de l’homme haïtien dans les intérieurs de sa psyché, de sa mentalité, de sa moralité pour vraiment espérer une autre Haïti ?
Ce sera un véritable défi de mettre en place une psyché haïtienne équilibrée et saine
Le tremblement de terre de janvier 2010 a fait plus de 300 000 victimes ; handicapé et endeuillé des millions d’Haïtiennes et d’Haïtiens ; détruit des centaines de milliers de maisons d’habitation et édifices de services ; décapitalisé et mis dans la rue des entreprises et plus d’un million de personnes. Il ne sera pas du tout facile pour les Haïtiens d’évaluer les conséquences et de se débarrasser des séquelles physiques et psychiques de cette catastrophe. Il sera même beaucoup plus facile de reconstruire les maisons, les bâtiments publics, les entreprises que de pouvoir atténuer la douleur des deuils et traumas qu’aura laissés ce séisme dans la conscience haïtienne. Il est vrai qu’il nous faudra, à nous et aux amis d’Haïti, de nombreuses années, une volonté ferme et beaucoup d’argent pour reconstruire et construire les infrastructures du pays. Ce sera un véritable défi de mettre en place une psyché haïtienne équilibrée et saine. Décrivons dans les quelques lignes suivantes comment et en quoi consiste ce grand défi de façon à espérer pouvoir éventuellement le relever un jour.
L’Être haïtien
La personnalité de la femme haïtienne et de l’homme haïtien a été formée à travers un cheminement historique, à partir du déracinement des terres africaines, a passé par un long et périlleux voyage vers l’Amérique, a subi la servitude la plus abjecte de l’esclavage. Elle a contemplé notre libération héroïque et exemplaire de peuple ; a connu, pendant les dernières décennies, diverses catastrophes naturelles (cyclones, inondations, tremblement de terre…) et humaines (tortures, répression, insécurité, violence, kidnapping…). L’être haïtien se trouve au confluent de plusieurs origines ethniques (mandingues, guinéennes, dahoméennes…) de races et de cultures différentes (africaines, tainos, caraïbes, européennes, latines, américaines). Il nous est impératif d’appréhender la femme haïtienne et l’homme haïtien dans la trame d’un itinéraire identitaire d’un être pluriel, multiracial, polytraumatisé et enraciné dans différentes cultures.
Nous devons comprendre aussi que la souffrance en Haïti se vit presque toujours dans le corps
Nous devons également comprendre que l’Haïtien se singularise dans sa manière de souffrir, de survivre, de résister et de se reconstruire. Nous devons comprendre aussi que la souffrance en Haïti se vit presque toujours dans le corps alors même qu’il s’agit de troubles proprement psychiques. Nous avons compris que l’enveloppe corporelle est un médium recherché par la psyché haïtienne pour dire, exprimer et projeter ses antériorités, ses présents et ses futurs (le pluriel est volontairement utilisé ici). Nous avons l’énorme défi de dépasser et d’aller au-delà de la science médicale et psychologique à l’occidentale pour chercher à construire une thérapeutique propre, forte de certains fondements de la science positive mais enrichie de nos coutumes, traditions et pratiques ethnoculturelles multiraciales plurielles. Il faudra nécessairement un échange entre les deux savoir-faire : de la science positive et des connaissances et pratiques de nos praticiens, de nos guérisseurs traditionnels et de l’ethnopsychiatrie haïtienne pour pouvoir aider à réparer l’âme haïtienne et prétendre construire une « parasismique de la psyché haïtienne » (Dérivois, 2011).
La « Parasismique de la psyché haïtienne »
Il nous apparaît de plus en plus indispensable de devoir reconstruire et construire suivant des normes anticycloniques, parasismiques et sécuritaires par rapport aux éléments naturels de la réalité de vie des Haïtiens. Il est tout aussi fondamental que nous prenions le temps et les moyens pour nous forger une femme haïtienne et un homme haïtien capables de pouvoir supporter, résister, et surmonter les différents traumatismes qui sont notre lot afin de pouvoir affronter avec les meilleures chances les défis de ce monde écologiquement dérégulé, économiquement en crise, socio culturellement en grand mouvement.
Cette parasismique ne pourra jamais être mise en place sans une prise en compte de tous les éléments de notre nature diverse et variée d’Haïtienne et d’Haïtien. Nous ne pouvons faire semblant d’ignorer nos origines afro-caribéennes ; faire fi de nos racines historiques de peuple métis. Nous ne pouvons plus ignorer nos grandes souffrances ancestrales et les méandres de notre évolution meurtrie et guerrière. L’âme haïtienne doit être visitée dans ses différentes galeries et dédales, des plus sombres aux plus lumineuses, en dehors des préoccupations et scrupules politiques, religieuses, sociales ou même esthétiques.
En tant que peuple, nous devons nous réconcilier avec nous-mêmes, par devers les aléas et les soubresauts de nos origines variées et diverses, de notre histoire marquée de périodes macabres et glorieuses, de notre personnalité « multiple » et symptomatique, pour pouvoir espérer trouver l’équilibre à la vie dans le monde de ce XXIème siècle tumultueux et complexe.
Nous ne pouvons non plus ignorer notre caractère de « marron »
Cette tentative de reconstruction de la femme haïtienne et de l’homme haïtien devra s’accommoder d’un certain nombre de vertus et de vices de notre nature. À titre indicatif, nous ne saurions nier, dans l’architecture et les plans de construction de ce nouvel Haïtien, nos pratiques ancestrales de solidarité conviviale, notre spiritualité légendaire, notre grand respect pour les morts, notre profond attachement à l’oralité, etc. Nous ne pouvons non plus ignorer notre caractère de « marron », la paranoïa ambiante de nos pensées et gestes, et notre goût prononcé pour l’implicite de nos proverbes, nos « chante pwen » et de nos anecdotes.
Pratiques de solidarité conviviale
Au soir du 12 janvier 2010, les Haïtiennes et les Haïtiens se sont vite rappelés leurs bonnes habitudes de solidarité et d’entraide comme à aucun autre moment de notre vie de peuple. Les liens et les réseaux sociaux se sont vite revitalisés afin de sortir des centaines de sœurs et de frères sous les décombres, de retrouver les premiers soins ou de bénéficier d’un peu de réconfort. Ce séisme a démontré, dans ce monde égoïste et individualiste, des élans spontanés de générosité et de solidarité des uns vis-à-vis des autres, et des peuples du monde entier envers Haïti. La solidarité conviviale est encore, de nos jours, la seule explication de notre survie qui défie toutes les logiques économiques du chômage massif, de l’inflation croissante, de la décapitalisation et de la perte de revenus de millions d’Haïtiens.
La famille haïtienne, toujours nombreuse, s’étend presqu’à l’infini. Dans l’adversité, l’Haïtien trouvera assez souvent un gîte et de quoi se nourrir l’espace d’un soir, d’une semaine, ou même d’un mois… En Haïti, on est presque gêné de refuser le pain et l’eau à un prochain ! Il me parait que cette solidarité conviviale devra être un des fondements de l’architecture de la parasismique à envisager.
Notre spiritualité légendaire
Les croyances, convictions et idéologies religieuses et mystiques du peuple haïtien, déjà très connues, ont fait l’objet de nombreuses publications dans le monde entier (Metraux, 1958 ; Hurbon, 2004; Vonarx, 2008 ; etc.). La spiritualité haïtienne a largement dépassé les frontières de l’île caraïbe, tant elle est manifeste dans la pensée, l’attitude et le geste de l’Haïtien où qu’il se trouve. Toutes nos réalités de vie et de « mort » s’interprètent de maïeutiques et de mystiques chrétiennes et/ou vaudous; nous avons toujours nos explications qui rassurent ou interpellent. La parasismique à établir pour le nouvel être devra s’inspirer et se nourrir de cette force spirituelle du peuple haïtien établie sur une symbiotique originale.
Notre respect pour les morts
Le profond respect que nous avons pour nos morts, nos esprits, nos saints ou nos loas, me parait central dans la structure de la personnalité de l’Haïtien. Il mérite de guider toute la dynamique d’établissement de notre parasismique. L’inconscient et le conscient de l’être haïtien sont faits de références et de répondants à ces personnages d’un au-delà proche. Beaucoup de nos choix de vie sont faits en fonction de préjugés et de présupposés en rapport aux vœux, souhaits ou volontés de nos disparus. Dans le cas contraire, nous craignons une désapprobation punitive.
Notre culture de l’oralité
La culture orale en Haïti défie toutes les pratiques réflexives et discussives de la production scientifique même en milieu intellectuel. Nous sommes tellement attachés à notre oralité qu’il nous semble naturel de ne pas devoir documenter l’exercice législatif, judiciaire, exécutif et même académique en Haïti. Nous parlons beaucoup trop sans établir les lois nécessaires à la bonne marche de la société ; la jurisprudence haïtienne est pauvre du fait de n’avoir pas assez consigné dans les arrêtés et décisions de justice nos brillantes envolées; trop souvent le politique ne conserve nulle trace de consensus et de compromis rudement acquis. Cette culture de l’oralité peut, par contre, participer d’une dynamique riche d’échanges et d’interactions utiles à une véritable parasismique de la psyché haïtienne.
Le marronnage
Nous déplorons assez souvent le caractère marron de l’être haïtien qui n’est pas toujours un défaut de notre race. Pendant la période coloniale, le marronnage était considéré comme une grande capacité de survie et de combat du « nègre marron » et représentait cette grande astuce de se déplacer rapidement d’un endroit à un autre, de docilité servile le jour à de rébellion le soir, de répondre d’une chose et de son contraire à la fois, « d’être et de ne pas être également ». Il faudra que, dans la construction du nouvel Haïtien, notre modèle parasismique se départisse de toutes les tares du marronnage pour n’en conserver que les qualités et les vertus.
La paranoïa haïtienne
La fameuse réplique « se pa fòt mwen/ce n’est pas ma faute » que nos enfants, adultes et responsables haïtiens nous sortent à tout bout de champ, est bien connue. En buvant son eau, si le verre tombe et s’écrase, le jeune enfant s’en excuse par la faute d’un « autre » ; l’adulte vous piétine dans une camionnette, et pour toute excuse, il s’en lave les pieds ; le responsable politique fait arrêter un député, il « n’en est mêlé ni de près ni de loin ». La faute est toujours ailleurs et à « l’autre » lequel est quasiment responsable de tous nos maux et de toutes nos mésaventures. En Haïti, tous nos malheurs viennent de la porte à côté, du voisin, de la jalouse, de l’envieuse, du frère… Nous cherchons constamment le coupable ailleurs. Il faut absolument que ce soit quelqu’un de l’autre bord (Apollon, 1990).
Nous ne pouvons construire une parasismique qui fonctionne si nous ne prenons pas en compte cette peur de l’autre, si nous n’arrivons pas à chercher cet « autre » en nous, car il est bien quelque part en nous pour être si présent chez nous.
Notre culture de l’implicite
Notre oralité haïtienne a cette ingéniosité de passer par l’implicite frisant le nondit. C’est extraordinaire ! Nous disons et parlons beaucoup pour n’exprimer parfois que des dictons, des proverbes, des « pwen » et des pointes. Nous avons l’art de laisser deviner ce que nous voulons dire avec l’avantage de pouvoir éventuellement récuser ou contester ce que l’on nous aura fait dire.
L’implicite même quand il n’est pas explicite est un exprimé, et,, en tant que tel, traduit des états de conscience, des états d’âme et des états d’être. Notre construction de la parasismique de la psyché haïtienne pourra certainement tirer bénéfice de notre culture de l’implicite pour « entre deux » faire les interfaces nécessaires à une dynamique de symbolisation et de dialogue.
Nécessité de devoir reconstruire ou construire un autre être haïtien qui saura mieux survivre et mieux vivre en Haïti et dans le monde à l’avenir
Vous aurez compris que la parasismique de la psyché haïtienne est un antécédent obligatoire pour la construction d’une nouvelle Haïti, car elle devra être « habitée » (Dérivois, 2011) par un Haïtien digne de pouvoir le faire. Vous aurez compris également que ce nouvel Haïtien est à construire différemment et autrement que celui qui a habité le pays depuis toujours. Cette parasismique, faute de s’ancrer dans les intérieurs et les profondeurs de l’âme haïtienne, ne pourra pas préparer et armer l’Haïtien pour la vie de ces temps et en ces lieux.
Ce n’est qu’une tentative parmi d’autres ! Cette réflexion ne peut avoir que la prétention d’être une simple amorce à des discussions et à des élaborations plus sérieuses du nouvel Haïtien. Le modèle parasismique employé dans cet article, n’est qu’une analogie aux métiers de la construction pour exprimer cette nécessité de devoir reconstruire ou construire un autre être haïtien qui saura mieux survivre et mieux vivre en Haïti et dans le monde à l’avenir.